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Des droits sans devoirs?


A la question de savoir s’il est permis d’avoir des droits sans devoirs afférents, la réponse est nécessairement négative. Emmanuel Kant le déclarait à sa façon: le Droit est
«l’ensemble conceptuel des conditions sous lesquelles l’arbitre de l’un peut être concilié avec l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de la liberté[1]».

Qu’est-ce que cela veut dire?

Si chacun est libre, la liberté de l’autre est forcément limitée, dans le sens où l’autre a le devoir d’autolimiter sa propre liberté pour permettre la liberté du premier. Ou, pour le dire autrement, pour concilier la liberté de l’un avec celle de tous les autres, il est nécessaire de s’approprier un outil qui permet la coexistence des libertés. Cet outil est le Droit.
Donc, lorsqu’en démocratie, la Constitution reconnaît le droit à la liberté de chacun, elle suppose en même temps, le devoir pour chacun d’autolimiter sa liberté pour reconnaître celle de l’autre.
Ainsi dans un cas qui suscite souvent des questions vives en démocratie, si j’ai le droit à la liberté de religion, tous les autres ont ce même droit aussi. Autrement dit, il n’est pas permis de généraliser les règles de sa propre religion sans risquer de compromettre le droit à la religion ou à l’absence de religion de chacun.

Par exemple, si à l’école, on peut concevoir qu’au nom de la liberté de culte, la cantine prévoit de servir une viande halal, imposer d’office celle-ci à tous serait une atteinte à la liberté des non-musulmans.
L’égalité de droit en démocratie sert ainsi de garde-fou pour empêcher la généralisation d’un droit au nom d’une liberté de culte. Mais, inversement, l’égalité de droit permet à chacun d’exercer son culte, c’est le principe de laïcité ou de neutralité de l’Etat démocratique.
Autre exemple toujours d’actualité: si les Constitutions démocratiques reconnaissent le droit à la santé, celui-ci doit être financé. Ainsi le droit à la santé suppose-t-il le devoir de cotiser à la sécurité sociale ou de payer ses impôts. Il en va de même avec le droit à l’instruction scolaire qui doit être financé et qui oblige ainsi les citoyens à payer un tribut fiscal.
Le droit entraîne le devoir, mais réciproquement le devoir permet de garantir le droit. D’où la valorisation de l’Etat de droit en démocratie.
En pratique, tout est évidemment affaire d’équilibre, mais le principe guidera le jugement en cas de recours judiciaire.


«Le droit entraîne le devoir, mais réciproquement le devoir permet de garantir le droit.»
Claudine Leleux


Formation au lien droit-devoir

Le devoir a longtemps été prépondérant dans l’éducation et à l’école. Il suffit pour s’en convaincre de voir les règlements d’école ou les affiches aux murs des classes. La situation a été en partie rééquilibrée après le 20 novembre 1989 lorsque les Nations Unies adoptent la Convention Internationale des Droits de l’Enfant. Mais, pour ne pas verser dans le travers inverse, il est nécessaire que l’enseignant fasse reconstruire en classe l’idée que si j’ai des droits, les autres en ont aussi et que ceci limite forcément mes droits par des obligations / des devoirs de respecter ceux des autres.
Pour faire comprendre ce lien droit-devoir, cette «dialectique», l’enseignant peut mettre en œuvre différents outils de découverte de cette thèse kantienne fondamentale.
Il peut par exemple recourir à l’exercice ci-dessous valable pour tout âge à condition de modifier les situations d’apprentissage[1].
L’enseignant distribue à chaque élève trois documents. Deux possibilités s’offrent au lecteur selon qu’on s’adresse à des élèves de primaire ou de grands adolescents voire des adultes (cf. encadré pour avoir accès aux deux types de documents).

Tout d’abord un document 1 qui décrit des situations problèmes. L’élève doit chercher quel est le droit qui a été bafoué dans la situation-problème. Il cherche ce droit bafoué dans le document 2 qui sont des extraits de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant en version simplifiée, c’est-à-dire en langage accessible pour des enfants de 4e primaire. Pour les grands adolescents ou les adultes, la recherche se fait dans la Déclaration des Droits de l’homme.
Attention, il est vivement conseillé à l’enseignant de partir de droits juridiques pour ne pas sombrer dans de vaines discussions du type: j’ai le droit de sortir, de manger et de faire ce que je veux…
Quand l’élève a retrouvé le droit bafoué dans le document 2, il lui est demandé de retrouver le devoir afférent dans le document 3. Attention, parmi les bandelettes devoirs et les possibilités offertes, il s’agit de retrouver le devoir afférent au droit.


Les droits et devoirs afférents suscitent souvent des questions vives en démocratie.


L’objectif pédagogique est de faire reconstruire par l’élève le raisonnement qui nécessite la coexistence des droits et devoirs afférents. Pour ce faire, il importe que l’enseignant ne se contente pas de constater que l’élève a retrouvé le numéro du droit bafoué et d’avoir collé la «bonne» bandelette devoir. Il faut en plus qu’il aide l’élève à retrouver les termes du raisonnement. Par exemple:
La situation problème n°2 dans le document 1. Le droit bafoué est le droit à la non-discrimination (Article 2). Ce droit, nous l’avons tous à égalité. Mon devoir est donc de ne pas discriminer les autres comme le devoir des autres est de ne pas me discriminer. En ce sens, le devoir est la condition de possibilité du droit que j’ai. Je dois veiller à ne discriminer personne et à traiter les autres à égalité.
On peut en plus travailler l’appel à l’aide pour défendre son droit en faisant découvrir à l’élève la nécessité d’informer les personnes ressources d’un droit bafoué pour qu’elle nous aide à le défendre voire à le recouvrer.
Par exemple dans la situation problème n°6 dans le document 1. Le droit bafoué est le droit à la protection contre les mauvais traitements (Article 19). Ce droit, nous l’avons tous à égalité. Mon devoir est donc de ne pas me moquer des autres et le devoir des autres est de ne pas se moquer de moi. En ce sens, le devoir est la condition de possibilité du droit que j’ai.
Le devoir afférent est: «Je me dois de ne pas maltraiter moralement les autres et de ne pas me moquer d’eux. Je dois essayer d’ignorer les moqueries dont je suis victime et clamer mon droit à la différence.»
Ignorer les moqueries et «clamer mon droit à la différence» peut passer dans un premier temps par un appel à l’aide et il est important que l’élève le comprenne.

Pour bien intégrer cette leçon, l’enseignant peut décider juste après cette leçon d’élaborer une Charte des droits et des devoirs[2] de façon que les élèves comprennent bien qu’ils ont des devoirs pour garantir les droits de chacun, le leur y compris, et non parce qu’ils seraient des enfants qui doivent obéir à leur enseignant.




L’auteure

Philosophe de formation, Claudine Leleux a enseigné à tous les niveaux, à savoir de la maternelle à l’université (en Belgique et au Luxembourg). Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages en lien avec l’apprentissage de la citoyenneté, dont Relier les droits et les devoirs de 5 à 14 ans paru en 2015 dans la collection «Apprentis Citoyens» aux éditions De Boeck.


Vers les pdf des deux documents cités

Document pour les enfants du primaire
Document pour les ados


 Notes de bas de pages

[1] Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, vol. II, Doctrine du droit [1797], trad. A. Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, n° 716, p. 17.
[1] Voir mon ouvrage: Claudine Leleux, Relier les droits et les devoirs de 5 à 14 ans, éd. De Boeck et Van, 2015, Leçon 1 pp. 59-67 pour des élèves de 4e primaire et annexe 3 pp. 215-218 pour de grands adolescents ou des adultes.
[2] Claudine Leleux, op. cit., partie III.