Regard de Laura Baroni, collégienne au LCP, sur l’esprit critique
Laura Baroni est étudiante en 5e année au Lycée-Collège de la Planta à Sion. Elle a accepté le format d’un entretien en lien avec une thématique particulièrement complexe et c’est avec brio qu’elle s’est livrée à l’exercice.
Pour Laura Baroni, la compréhension du monde exige une solide culture générale et interdisciplinaire.
Pour quelles raisons avez-vous accepté de répondre à des questions sur l’esprit critique?
Face à la vision souvent dualiste des médias et encore plus des réseaux sociaux, il me paraît important de réfléchir aux stratégies pour pouvoir, grâce à l’esprit critique, se défendre face à la pensée simplifiée. C’est une thématique particulièrement d’actualité en cette période où le Covid, après nous avoir réunis un instant, nous a comme scindé en deux groupes, malgré le fait que le monde reste tout autant complexe à décrypter. J’ai ressenti cela très fortement lors du confinement, car j’ai alors passé plus de temps sur TikTok et Instagram, percevant progressivement des visions du monde se divisant en deux camps extrêmes, avec toujours moins de personnes pour proposer une approche mesurée et nuancée. Avec les algorithmes, on se retrouve entouré exclusivement d’idées proches des siennes, sans occasion de creuser des arguments fondés auxquels on n’aurait pas songé spontanément. En étant étudiante, je me disais que je pouvais apporter mon questionnement à la réflexion.
Comment expliquez-vous cette dérive vers une simplification de la pensée, sachant que les algorithmes ne sont peut-être pas l’unique cause?
J’ai l’impression que les récentes élections américaines ont accéléré le processus, avec une présentation des choix politiques comme étant des opposés absolus, ce qui donne une impression d’une bataille des extrêmes. Et comme le parti le plus éloigné de notre mode de penser nous fait peur, on se réfugie dans l’autre camp par solution de confort. En Suisse, nous avons la chance d’avoir une culture politique du consensus et de la nuance, et cette multiplicité des modes de pensée mérite d’être préservée. Les réseaux sociaux sont par ailleurs devenus un espace où la violence des positions s’est intensifiée. Si on exprime un point de vue qui n’est pas conforme à celui de la majorité, on est immédiatement attaqué, voire cyberharcelé. A partir de ce constat, les défenseurs de la nuance ont tendance à se taire. Sur les réseaux sociaux, il n’y a pas de législation pour recadrer ces excès, ce qui constitue un danger pour la propriété intellectuelle de chacun.
Vous évoquez surtout les réseaux sociaux et pas les médias…
Peu de jeunes lisent les journaux ou regardent les informations à la télévision, ce qui augmente la puissance des fake news, d’autant que même les grands médias se font gruger par de fausses informations.
«L’effort et la persévérance sont des ingrédients indispensables pour entraîner sa pensée.»
Laura Baroni
Développer une pensée critique, est-ce facile face au doute et aux incertitudes?
Dès que l’on admet qu’il y a plusieurs formes de rationalité, ce n’est pas si difficile, me semble-t-il. Face à ce qui est incertain, il s’agit de croiser les regards de la biologie, de la chimie, de la physique, de la philosophie, de la psychologie, de l’éthique, de l’art, de l’histoire, etc. Grâce à de nouvelles découvertes, nos certitudes d’aujourd’hui seront certainement ébranlées, comme cela a été le cas par le passé, ce qui en soi est un mécanisme logique.
A l’école obligatoire, la place accordée à la pensée critique est-elle selon vous suffisante?
L’école fait sa part, et ce dans la plupart des disciplines, en invitant régulièrement les élèves à réfléchir au-delà des apparences. L’esprit critique ne se limite pas au contexte scolaire, et le développer dans toutes les situations du quotidien est essentiel pour pouvoir comprendre le monde et ses relations aux autres, ainsi que pour trouver sa place dans la société. En classe, les enseignants nous outillent, toutefois c’est à chacun ensuite de s’observer pour se remettre constamment en question.
L’esprit critique joue-t-il un rôle central au collège?
Avec plus de maturité, on va évidemment plus loin, dans une forme de progression. Si je compare mes débuts au collège avec aujourd’hui, j’observe le réel avec davantage de finesse et j’ai l’impression d’être un peu plus posée. En cours de français, certains ne voient pas le but de la dissertation ou de l’analyse de texte, et pourtant ce sont des outils parfaitement adaptés pour nous entraîner à penser par nous-mêmes à partir d’autres perceptions que les nôtres. Par le biais de cet apprentissage méthodique, nous avons des pistes pour éviter certains pièges de la pensée et lutter contre des injustices ou pour des causes qui nous tiennent à cœur. La dissertation, c’est vraiment tout sauf obsolète. Je trouve important d’écouter les arguments des autres, avec humilité, même lorsque l’on est persuadé d’avoir raison, étant donné qu’il n’est pas impossible que l’on découvre finalement que la problématique est plus complexe que supposée.
Faut-il selon vous une rigueur de pensée pour avoir une pensée libre?
En cours de philosophie, notamment via le débat, on nous inculque cette rigueur pour pouvoir penser de manière autonome. L’intéressant à l’école, c’est qu’on est obligé de réfléchir à des sujets a priori éloignés de nos préoccupations. En cours de français, on pourrait se contenter de lire la liste des œuvres au programme, toutefois on perdrait dans ces conditions toute la dimension de la confrontation des idées. L’effort et la persévérance sont également des ingrédients indispensables pour entraîner sa pensée.
Diriez-vous que regarder le passé aide à comprendre la complexité du présent?
Oui, c’est pour cette raison que l’histoire est une branche passionnante. En m’intéressant aux trois pandémies de peste qui ont duré des siècles pour mon travail de maturité, j’ai pu en savoir plus sur les croyances qui conditionnaient les individus et sur l’évolution de la science. C’est évidemment là encore un éclairage partiel, mais non moins pertinent. De même, s’intéresser à l’évolution de l’Orient et de l’Occident favorise la perception de ce qui nous relie et non de ce qui nous divise.
Autour de la thématique de l’esprit critique, vous valorisez indirectement la lente construction d’une culture générale. Les deux seraient-ils liés?
Je crois que oui, même si j’appartiens à une génération qui aime les raccourcis. La compréhension du monde exige une solide culture générale et interdisciplinaire, permettant de faire des liens entre les connaissances. Le savoir est vaste, complexe et infini, et nous n’aurons jamais toutes les réponses.
Le pourquoi n’aurait-il pas un peu un rôle de clé universelle?
En effet, car le questionnement est central. J’ajouterais cependant au «pourquoi» le «qui est-ce qui», du fait que le niveau d’expertise de la personne à laquelle on se réfère joue un rôle pour savoir s’il est plus ou moins judicieux de reconsidérer son point de vue.
Estimeriez-vous utile d’offrir à tous les jeunes des bases en philosophie?
Absolument, et souvent je me dis qu’au collège nous sommes des privilégiés. La philosophie nous concerne tous, même si je suis consciente que tout le monde n’a pas la même curiosité, ce que je dois aussi respecter. La dimension éthique abordée au CO permet déjà une première entrée pour avoir un esprit un peu plus averti.
Si vous pouviez apporter une approche supplémentaire pour la pensée critique en contexte scolaire, qu’ajouteriez-vous?
L’addiction des jeunes à leur téléphone serait à interroger, mais est-ce vraiment le rôle de l’école d’en faire plus, sachant qu’elle s’en préoccupe déjà? La technologie a pris en quelques années beaucoup de notre temps et j’ai le sentiment que personne n’a de réponse pour réguler toute cette complexité nouvelle et ces enjeux multiples. A titre personnel, j’essaie de réduire mon addiction au téléphone, en commençant ma journée par regarder dehors pour me connecter au monde et me questionner à son sujet. En même temps, le téléphone me relie aux autres et il me faut apprendre à doser pour ne pas en être esclave tout en profitant des avantages qu’il m’apporte. Pour être plus futée, l’école devrait d’abord nous montrer tout ce qu’on peut faire avec notre téléphone pour acquérir du savoir, plutôt que de seulement pointer du doigt ses dangers.
Propos recueillis par Nadia Revaz