Des ateliers réflexifs pour donner du sens: regard de Bernard Gouze
En quoi des ateliers réflexifs peuvent-ils aider à apprendre à comprendre?
Bernard Gouze croit en la nécessité d’espaces de parole dans l’école.
L’ouvrage de Bernard Gouze relate une recherche-action menée sur trois ans avec des élèves aux profils dits «scolaires», en difficulté et volontaires. Accompagnés par une équipe de professeurs représentant quasiment toutes les disciplines du lycée, les ateliers réflexifs se sont déroulés en plusieurs étapes (phase préalable, temps d’évocation, temps d’intelligibilité, temps de l’améliorable, bilan réflexif, le tout sur 8 x 1 heure dans des groupes d’une quinzaine d’élèves, avec un idéal fixé à douze). Parmi les termes qui jalonnent ce livre, dont l’approche est systémique, on peut citer l’alliance entre enseignants et élèves, basée sur l’intériorité, la confiance et la reliance.
Pour l’auteur, les liens entre la compréhension et le sens sont à la fois stimulants et complexes, étant notamment associés aux verbes «avoir», «donner» et «prendre». Comprendre signifiant «prendre avec soi», cela introduit une relation dialogique dans l’acception d’Edgar Morin. Les ateliers réflexifs sont-ils une piste pour aider les élèves en quête de sens à s’impliquer pour chercher à comprendre? Via un entretien à distance, Bernard Gouze a partagé son point de vue.
INTERVIEW
Avant les ateliers réflexifs, lors des apprentissages en classe, aviez-vous conscience de la déconnexion d’une partie des élèves de leur vie?
Dans mon expérience professionnelle, ayant moi-même un profil non-scolaire, j’ai souvent été confronté à des élèves très scolaires dont je ne comprenais pas toujours leur difficulté de mise en relation, leur manque de passion et de curiosité, leur envie première d’avoir de bonnes notes en vue d’un bon positionnement dans la société, en d’autres termes le besoin d’une certaine conformité. Il m’est arrivé de me retrouver face à des jeunes qui me disaient être d’accord pour apprendre, mais ne pas vouloir réfléchir pour comprendre et chercher du sens aux savoirs, ce qui m’interpellait. Contrairement aux profils non-scolaires, ils avaient pourtant acquis des automatismes et des méthodes pour apprendre. Un jour, j’ai demandé à un élève démotivé ce qui se passait dans sa tête, et j’ai été surpris par sa réponse. «C’est le noir», m’avait-il dit. En interrogeant d’autres jeunes, je constatais un vide mental de même nature. Cela m’a amené à la création des ateliers réflexifs.
La phase de reliance permet-elle de donner ce sens qui manque souvent aux apprentissages pour une partie des élèves?
Le sens est perçu par certains comme un don, tandis que d’autres pensent que c’est l’enseignant qui va le leur donner, alors que seul l’apprenant peut le faire pour lui-même. L’apprendre à comprendre passe par de petites astuces, sans magie ou automatisme. Dans ce contexte, mettre en place un dispositif d’accompagnement pour permettre aux élèves de s’entraîner à l’évocation, l’explicitation et la mise en relation peut favoriser l’envie de penser le savoir scolaire, ce qui leur permettra parfois de jubiler, avec un «eurêka». S’ils découvrent ce désir de chercher à comprendre dans une relation dialogique à soi, aux autres et au monde, tout en sachant la tâche complexe et sans fin, cela aura un impact sur leur curiosité. C’est ce rôle qu’ont joué les ateliers réflexifs expérimentés.
Quel a été le principal étonnement lors de ces ateliers?
Je n’imaginais pas l’étendue de ce que j’appelle l’aphantasie scolaire, en référence aux anomalies liées à l’aphantasie (ndlr: aussi orthographiée avec un f) documentée par Marc Gozlan, même si dans ma définition le trouble est évidemment relatif. Lors des temps d’évocation, l’absence d’images mentales est frappante. Pour commencer de manière ludique et afin que l’élève se sente en sécurité, il s’agit de lancer cette activité à partir de mots simples et non connotés scolairement, comme «pomme». L’élève très scolaire va voir l’image neutre d’un imagier, ou au mieux d’une tarte aux pommes, tandis que les non-scolaires, hormis les décrocheurs, vont se raconter une histoire. Le simple fait d’accepter toutes leurs réponses, en les notant, sans jugement aucun, va les inciter à oser s’exprimer en tant que sujet. En écoutant les évocations personnelles de leurs camarades, ils vont associer de nouvelles images, ce qui contribuera à améliorer ensuite la phase de mise en lien. Puis, à partir de notions scolaires, comme «la Méditerranée au XIIe siècle» ou le mot «mathématiques», ils mettent plus facilement en relation ce qu’ils ont appris dans les différentes matières et dans leur quotidien. Les savoirs, qu’ils croyaient séparés, deviennent interdisciplinaires et vivants. Si les élèves s’impliquent, c’est parce que ça leur parle et donc ces moments feront ensuite partie de leurs souvenirs.
«Sans apprendre à penser,
comment comprendre et donner du sens?»
Bernard Gouze
Le bénéfice concerne-t-il aussi les enseignants?
Pouvoir prendre conscience de la diversité des modes de pensée de leurs élèves est précieux pour les enseignants, car trop souvent ils imaginent qu’ils ont le même fonctionnement mental qu’eux. La suggestion de Serge Boimare de libérer un peu de temps à l’école pour développer une culture humaniste avec plusieurs professeurs et sans étiquette disciplinaire, afin de construire un référentiel commun, en passant par de grands textes, n’est pas très éloignée des ateliers réflexifs, qui visent aussi à réparer la crise du collectif et du sens. L’école n’est pas seulement un marchepied professionnel, mais elle a également un rôle à jouer dans la construction de la citoyenneté.
J’ai l’impression qu’ici et là des initiatives originales pour inviter à la parole et à la réflexion surgissent, mais qu’elles n’essaiment guère. Pourquoi est-ce si peu répandu?
C’est tout l’objet de la conclusion de mon ouvrage, avec cette amie dans une université en Angleterre à qui le professeur lui demandait ce qu’elle avait pensé d’un livre. Une question jamais ou si rarement posée à l’école et à l’université en France, alors que sans apprendre à penser, comment comprendre et donner du sens? Il y a un renversement pédagogique complet à opérer dans ce domaine, ce qui exige de se donner du temps pour échanger et réfléchir ensemble. Cela est d’autant plus essentiel que la pensée est notre force par rapport aux ordinateurs.
Comment parvenir au bon équilibre, sans basculer dans l’excès de recherche de compréhension et de sens?
Plutôt que de construire des stratégies à partir d’une représentation de l’élève idéal, l’école devrait s’intéresser aux stratégies qui correspondent aux profils «scolaires» et «non-scolaires». De manière caricaturale, l’élève «scolaire» travaille méthodiquement, apprend par cœur, fournit des efforts, mais peine à comprendre. Il faut l’inviter à oser tenter, sur le mode du jeu, et l’autoriser à prendre du temps pour mettre en relation. L’élève «non-scolaire», plus vif, dissipé et confus, ayant des capacités pour la mise en relation instinctive et bénéficiant d’une meilleure confiance en lui, a d’autres besoins. Lui va devoir travailler des stratégies d’apprentissage et non de compréhension et développer sa patience et sa persévérance. Pour y parvenir, outre les ateliers réflexifs à adapter selon les profils, il me semble également judicieux d’introduire de véritables projets pédagogiques évalués uniquement socialement. De telles initiatives contribueront à donner un sens différent aux savoirs appris.
Faudrait-il aussi envisager des ateliers réflexifs, sans les élèves?
Les enseignants ont beaucoup à apprendre de leurs collègues, d’autant que la formation psychopédagogique est défaillante, du moins en France. Pour avoir testé les ateliers réflexifs entre collègues, je ne peux que les recommander. Je me souviens de riches discussions entre littéraires et scientifiques à propos des molécules, autour des imaginaires. Cela pourrait avoir lieu autour de la question du sens des apprentissages.
Propos recueillis par Nadia Revaz
UNE CITATION
La reliance pour donner du sens: l’apport des ateliers réflexifs
«[…] C’est cela que j’appelle la reliance. “L’enfant se mobilise dans une activité lorsqu’il s’y investit, fait usage de soi comme d’une ressource, est mis en mouvement par des mobiles qui renvoient à du désir, du sens, de la valeur” (Bernard Charlot, 1997). Les élèves en atelier réflexif nous ont montré comment ils évoquaient de manière distanciée les choses apprises à l’école sans aucune mise en relation concrète.»
Bernard Gouze in Apprendre pour comprendre – Donner du sens aux apprentissages avec les ateliers réflexifs (ESF Sciences humaines, 2022)