Regards de deux étudiants du Lycée-Collège de la Planta sur l’admiration
Deux étudiants du Lycée-Collège de la Planta à Sion, l’une en 5e OS (option spécifique) Arts visuels et l’autre en 5e OS Musique, ont accepté de converser autour de l’admiration, thématique peu questionnée, même à l’école, et pourtant stimulante.
Estelle De Iaco, aimant dessiner, et Aurélien Balmer, joueur de cornemuse, se sont livrés à cet exercice avec finesse d’esprit. Comme la collégienne exposait son projet personnel mêlant art et littérature autour du roman intitulé Aurélien dans le hall d’entrée du LCP le jour de l’interview, il a été question en préambule de cet objet d’admiration, avec le sourire complice du collégien portant le même prénom que le personnage d’Aragon. Après la prise de photos intégrant ce clin d’œil amusé, la discussion peut commencer.
Estelle De Iaco et Aurélien Balmer
INTERVIEW
Si je vous dis le mot «admiration», qu’est-ce qui vous vient à l’esprit?
Aurélien: L’admiration est provoquée par l’émerveillement, attitude à conserver intacte tout au long de sa vie. C’est la faculté de garder les yeux ouverts sur le monde qui nous entoure. Les sources d’émerveillement se retrouvent partout, sont inépuisables et accessibles à tous.
Estelle: L’admiration est une ressource spontanée, pure et gratuite, dont on peut profiter à l’infini. C’est une vraie richesse, déclenchée par la curiosité, le plaisir de découvrir et le goût pour la nouveauté. Pour moi, il y a ce côté magique ou beau qui nous sort d’une réalité, en nous projetant dans une sensation proche du rêve.
Aurélien: A mon sens, l’admiration renvoie à la capacité de s’étonner de tout, donc à la philosophie, et cela n’a rien à voir avec le fait d’être béat d’admiration, expression marquant l’exagération.
Quels sont vos principaux objets ou sujets d’admiration?
Estelle: Je ne mets jamais des personnes sur un piédestal, même s’il s’agit de créateurs. J’admire plutôt des œuvres littéraires ou artistiques. Je trouve même un peu bizarre de porter son admiration sur une personne, étant donné que j’aurais l’impression de tomber dans l’adoration, sentiment malsain du fait que je souhaite me définir par moi-même. Si j’admire une œuvre, je peux en revanche m’en inspirer.
Aurélien: De plus, une œuvre n’est jamais créée par une seule personne de A à Z, aussi c’est toujours une superposition de talents et d’inventions, et ce dans tous les domaines. Plus on explore de sujets, plus on a d’occasions d’admirer. Pour éviter le glissement vers le fanatisme, je pense que l’essentiel est de toujours garder une distance critique.
D’un classique à un roman graphique en mode admiration
Avez-vous en mémoire le souvenir d’une admiration marquante?
Estelle: J’éprouve souvent de l’admiration, dès lors comment n’en retenir qu’un seul. Je pourrais citer Egon Schiele, puisque son évocation récente en cours m’a donné l’envie de me replonger dans ses peintures et dessins. Pour mes 18 ans, j’étais au musée de l’Orangerie à Paris et face aux Nymphéas j’étais totalement impressionnée de voir en vrai ces réalisations si majestueuses. Là j’ai ressenti un effet «wouah» incroyable.
Aurélien: Un jour, me promenant seul dans Lausanne, j’étais entré par hasard au musée de l’Ermitage que je ne connaissais pas encore et j’ai été bouleversé par des œuvres de la peinture romantique anglaise. Dans les cours de musique, j’ai eu quelques révélations et des ouvertures assez magistrales vers de nouveaux émerveillements, toutefois actuellement ceux-ci sont plutôt littéraires. Pour exemple, Sylvain Tesson écrit de la littérature de voyage qui nous projette vers l’ailleurs et c’est aussi cela l’admiration.
Estelle: Sylvain Tesson est un grand admirateur et partage ses émerveillements avec ses lecteurs.
Puisque vous évoquez Sylvain Tesson, l’admiration n’est-elle pas liée à l’observation?
Estelle: Chez Sylvain Tesson, l’admiration est certes liée à l’observation, mais à cela s’ajoute une dimension méditative et poétique. J’ai l’impression que c’est dans la détente qu’il parvient à percevoir la beauté du monde.
Aurélien: Je suis d’accord, il y a chez lui l’observation et la méditation. Ce qui est questionnant, c’est que son cheminement personnel suit ses pas, comme si géographie extérieure et intérieure se répondaient. Pour autant, il n’est pas nécessaire de partir loin pour s’émerveiller et admirer.
La famille et la société influencent-elles le développement de la capacité d’admiration?
Estelle: Je suppose que cela vient avant tout de soi. Récemment, en entendant des musiciens jouer la 8e symphonie de Dvořák lors d’un concert à Saint-Gall, je tremblais d’émotion. Très réceptive à la musique, elle me transcende. Certainement que c’est en partie aussi dû à mon environnement familial, amical et scolaire. Dans certains domaines, il y a une part d’initiation à d’autres formes de langage et peut-être que sans ce premier contact ce sentiment est plus rare. Comme je connais moins la littérature contemporaine que classique, j’ai l’impression d’être moins facilement admirative. L’exposition à la beauté de la nature et de la culture est une chance, car on perçoit que l’inutile s’avère indispensable.
Aurélien: Dans un essai, un philosophe italien traite justement de l’utilité de l’inutile. Son livre est une sorte de catalogue d’exemples de tout ce qui est précieux et il est essentiel d’en prendre conscience. Pour revenir aux influences sur notre capacité à admirer, j’estime que c’est surtout la famille qui a un rôle à jouer en la matière. Tout en disant cela, j’ai dans mon entourage quelqu’un dont les parents ont peu de sources de curiosité, et pourtant lui se passionne pour la musique et la littérature, ce qui démontre combien c’est délicat à démêler. Je ne sais pas pourquoi pour certains l’admiration est un moteur et pour d’autres absolument pas.
L’école favorise-t-elle l’admiration, notamment lors de rencontres culturelles ou de visites d’expositions?
Estelle: Au collège oui, mais pendant mes années d’école obligatoire, je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir vécu des situations suscitant l’admiration, car les activités culturelles étaient très peu présentes. Même la lecture n’était pas autant encouragée par les profs qu’au collège. Pour ma part, j’ai adoré les livres lus en 4e et cette année, mais j’ai l’impression que certains autour de moi n’y ont vu que peu d’intérêt, donc c’est complexe de savoir comment éveiller cette curiosité, sachant que nombre de nos profs, et pas seulement en cours de français, vivent leur matière avec passion.
Aurélien: La cellule privée contribue au développement initial de cette faculté et ensuite à l’école on doit recevoir de quoi la nourrir. Au collège, il arrive qu’on soit nourri à outrance par rapport au temps qu’il faut pour digérer de nouvelles connaissances susceptibles de créer des occasions d’admirer. A côté de ce programme dense, nous avons toutefois de belles occasions de rencontres culturelles, et là nous pouvons profiter de l’instant présent propice à l’admiration.
A vous entendre, l’admiration est plus fréquente au collège…
Estelle: Ici, nous sommes dans une bulle de culture, avec en plus beaucoup d’activités proposées en dehors du programme, aussi dès qu’on sort de ce microcosme on peut croiser des gens qui n’ont jamais eu l’occasion de vibrer en lisant un livre ou en regardant un tableau.
Aurélien: Je suis d’accord avec Estelle, le collège est en la matière un lieu très privilégié. L’admiration ne peut pas se construire à partir de rien. Etre curieux, c’est une chose, mais avoir des outils pour alimenter de différentes manières cette curiosité est un plus pour orienter la capacité de s’émerveiller.
«L’admiration ne peut pas se construire à partir de rien.»
Aurélien Balmer
Est-ce que ralentir à l’école serait une piste pour laisser plus d’espace à l’admiration?
Aurélien: Certainement, mais à côté de ce ralentissement nécessaire, je crois à la force de l’exemple. Les profs passionnés, aussi bien en cours de biologie que de littérature, parviennent malgré ces contraintes temporelles à partager leur enthousiasme, du moins avec ceux qui sont réceptifs.
Estelle: Si les professeurs partagent leurs admirations, contextualisent les connaissances et ne restent pas à la surface des œuvres, le manque de temps que je ressens aussi est moins grave, car on perçoit le sens de ce que l’on apprend. Toutes les branches peuvent alors ouvrir la porte à l’admiration, même les maths.
«Toutes les branches peuvent ouvrir la porte à l’admiration.»
Estelle De Iaco
L’admiration est-elle donc affaire de partage?
Aurélien: J’ai la chance d’être dans un environnement stimulant au niveau scolaire, familial et amical, aussi je livre mes admirations en toute simplicité. Dans une société très individualiste, échanger à propos de nos admirations respectives est une occasion de s’ouvrir au monde et aux autres.
Estelle: C’est frustrant de ne pas pouvoir partager ses enthousiasmes du moment. Il arrive que les admirations de l’un et de l’autre se rencontrent dans une discussion et là c’est l’éblouissement.
La nature est-elle pour vous également source d’admiration?
Estelle: C’est avec bonheur que je me balade en forêt, car tout est beau, calme et reposant. La faune et la flore sont propices à l’émerveillement. En plus, c’est poétique de se dire que ce que l’on voit de la nature n’est que la pointe de l’iceberg. Dès que l’on admire une peinture ou une fleur, on a envie de la préserver.
Aurélien: Face à l’urgence climatique et démographique, admirer la nature est d’autant plus important. Si l’on est réellement émerveillé, c’est dû à l’attachement et à l’envie de protéger.
Vous associez l’admiration à l’étonnement et l’émerveillement et j’aurais tendance à ajouter l’espérance. Ce lien vous parle-t-il?
Aurélien: Malgré la guerre en Ukraine, malgré l’urgence climatique et la liste de ces «malgré» pourrait s’allonger, nous avons besoin d’espérance, et la capacité à s’étonner, à s’émerveiller et à admirer peuvent nous y aider. On est en droit de s’inquiéter, mais en même temps on a toujours à l’infini des raisons de s’émerveiller, ce qui n’empêche pas d’agir avec cette conscience du respect procurée par l’admiration.
Estelle: Se culpabiliser n’aidera pas à changer le monde, alors autant s’émerveiller plutôt que de tomber dans l’éco-anxiété. Je préfère garder mon énergie pour admirer.
L’intelligence artificielle pourrait-elle avoir un impact sur la faculté humaine d’admirer?
Estelle: Les IA mettent des données ensemble, mais quand on voit un tableau ou un livre, en tant qu’humain on cherche à découvrir une part de l’intériorité de l’artiste. Une œuvre même pas forcément belle peut transmettre un message qui nous touche, d’humain à humain. Si c’est une IA qui l’a réalisée, la portée n’est pas la même, car le talent et l’émotion nous appartiennent. A travers les œuvres, on se connecte à des personnes, donc l’IA n’aura jamais en elle la valeur de l’admiration et la potentialité de l’effet «wouah».
Aurélien: Si l’on prend un artiste comme Jean Tinguely, certains peuvent considérer que ses œuvres ne sont pas belles, mais le concept a été imaginé par une personne qui a créé un univers très personnel. L’IA pourrait reproduire quelque chose de ressemblant, sur le mode d’une redite, néanmoins sans la puissance de la démarche imaginée par l’artiste.
Toujours en lien avec l’actualité, la tendance à la «cancel culture» ou culture de l’effacement bouscule certaines admirations. Est-ce un problème selon vous?
Estelle: De quel droit modifie-t-on le passé? La censure est toujours problématique, car elle n’a pas de limite. On peut admirer une œuvre sans donner du crédit à tous les détails. Si on nous fait croire que tout était beau autrefois, alors on répétera les erreurs de l’histoire. Je peux comprendre le débat autour de certaines œuvres contemporaines, mais pas cette volonté de réinterpréter des idées qui appartiennent à leur temps.
Aurélien: On ne peut pas juger le passé avec nos yeux de contemporains. Ce n’est pas en gommant tout ce qui pourrait être offensant qu’on transforme le monde. En poussant la logique de la «cancel culture» à l’extrême, on s’éloignera de quantité de chefs-d’œuvre admirés. C’est là que l’on mesure les enjeux du développement de l’esprit critique pour se construire une culture générale. Si on ne doit pas nous apprendre à aimer inconditionnellement une œuvre, l’école doit nous outiller pour comprendre d’autres époques que la nôtre, avec des sensibilités différentes.
Propos recueillis par Nadia Revaz